Une jeune femme espiègle reconnait dans le train une vieille gloire de la télévision.
1H - 1F / 10 minutes
Les valises 2 / Pièce courte 1
Dans le train. Lui, la cinquantaine, lit son journal. Elle, la vingtaine, débarque avec sa grosse valise.
ELLE (au téléphone.) - Non, Monsieur Pichardeau, je ne l'ai pas raté ! Oui, j'ai bien tout pris ! Oui, les échantillons et la doc aussi ! Parfaitement, Monsieur ! A demain, à Biarritz !
Merci Monsieur Pichardeau ! (Elle range son téléphone.) 14... 17... 18... Ah ! J'y suis ! Excusez-moi...! (L'homme ne réagit pas.) S'il vous plaît... Monsieur... Je crois
que vous êtes assis à ma place ! (L'homme ne réagit toujours pas.) Eh ! Vous êtes à ma place !
LUI (bougon, sans lever les yeux de son journal) - J'ai la 21.
ELLE - La 21 est en face. Vous êtes sur la 20.
LUI - Bon… Bon... Excusez-moi. (Il va pour changer.)
ELLE - Non. Ca ne fait rien. Restez-là. Je prendrai l'autre. (Elle essaye de soulever sa valise.) Dites... Sans trop abuser...Vous pourriez...
LUI - Ouais... (Il l'aide à monter la valise sur le porte-valise.) Ah ! La vache ! Ca pèse un âne mort !
ELLE - Encore un chouïa. C'est ça. (Ils parviennent à mettre la valise.) Merci, c'est cool. (Elle s'installe en face de lui.)
Silence. Il reprend son journal. Elle sort un magazine. Elle lui jette des coups d’œil furtifs.
C'est idiot, j'ai l'impression de vous avoir déjà vu, vous !
LUI - Impossible.
ELLE - Attendez ! Vous ne tenez pas un pressing rue Rambuteau ?
LUI - Ni là, ni ailleurs.
ELLE - Une charcuterie ?
LUI - Sincèrement, vous trouvez que j'ai une tête de charcutier ?
ELLE - Je suis pourtant sûre que... J'ai une excellente mémoire des visages et...
LUI - N'insistez pas.
Silence.
ELLE - Je sais ! Vous êtes pompiste !
LUI - Dites, Mademoiselle, vous n'allez pas passer tous les commerces de Paris en revue !
ELLE - Votre tête me revient. Et si votre tête me revient, c'est que je vous ai déjà vu. C'est logique, non ?
LUI - Vous confondez, c'est tout. Et maintenant, j'aimerais lire mon journal en paix !
ELLE - Excusez-moi.
LUI - Pas de mal.
Silence.
ELLE - Vous travaillez à la poste ! C'est ça ! C'est à cause de la casquette ! Une casquette, un uniforme, ça change un homme !
LUI - Enfin, puisque je vous dis que je ne vous ai jamais vue !
ELLE - Je ne vous dis pas le contraire.
LUI - Ah ! Quand même, vous en convenez !
ELLE - Mais que vous ne me connaissiez pas ne signifie pas que moi je ne vous ai jamais rencontré. Tenez, mettez ma casquette ! Je suis sûre que vous en portez une habituellement !
LUI - Si j'en portais une, j'aurais une marque. Est-ce que vous observez un manque de cheveux, une tonsure, à l'endroit où la casquette serre le crâne ?
ELLE - Non.
LUI - Alors, bon voyage ! (Il se replonge dans son journal.)
Silence. Elle se met à ricaner.
(N'en pouvant plus.) Puis-je savoir pour quelle raison vous gloussez ?
ELLE - Vous m'avez bien eue, hein ?
LUI - Je vous demande pardon ?
ELLE - Mais, bien sûr. C'est évident. Je suis bête ! C'est à la télé que je vous ai vu !
LUI - Parlez moins fort, je vous en prie !
ELLE - Pourquoi, c'est secret ?
LUI - Je n'ai pas envie que tout le wagon...
ELLE - Pardonnez. Donc, c'est bien ça, je ne me trompe pas ?
LUI - C'est bien ça. Vous m'avez vu à la télévision. Bravo. Et maintenant...
ELLE - Je ne pensais pas que c'était possible !
LUI - Pardon ?
ELLE - Que des gens comme vous...
LUI - Quoi, des gens comme moi ?
ELLE - Qu'on puisse les rencontrer là, comme ça ! Qu'on puisse leur parler ! Comme s'ils étaient tout à fait comme vous et moi, je veux dire comme moi ! C'est extraordinaire ! Je peux vous
toucher ?
LUI - C'est inutile ! Je peux vous assurer que suis en chair et en os !
ELLE - Y'a que votre nom qui m'échappe encore... Tino ! Non, pas Tino...
LUI - Tony.
ELLE - Tony Martino!
LUI - Chut !
ELLE - Tony Martino!
LUI - Pour vous servir !
ELLE - Tony Martino !
LUI - Oui, bon, ça va...
ELLE (lui tendant la main.) - Betty !
LUI - Enchanté, Betty.
ELLE - Je suis drôlement contente, d'autant plus que je vous croyais mort !
LUI - Désolé de vous décevoir.
ELLE - On ne vous voit plus...
LUI - J'ai donné une autre direction à ma carrière, c'est tout. J'ai pris du recul.
ELLE - Vous avez dû drôlement reculer, alors ! (Un temps.) Dire que vous avez embrassé Nathalie Wood !
LUI - Devant une caméra...
ELLE - Oui, mais quand même. Elle embrassait bien au moins ?
LUI - Vous savez, les scènes intimes devant tous les techniciens, c'est plutôt embarrassant.
ELLE - Dites ! Ca vous dirait de me signer un autographe ?
LUI - Si vous me promettez de me laisser tranquille après. Sur quoi voulez-vous que...
ELLE - Tenez, mon billet de train ! Vous n'avez qu'à mettre : A Gilberte, une de mes plus fidèles fans et vous signez.
LUI - Vous ne vous appelez plus Betty ?
ELLE - C'est pour ma mère. Je ne devrais pas vous le dire, mais je crois bien qu'elle était amoureuse de vous ! Si !
LUI - Votre mère... Évidemment... Enfin... (Il écrit et lui rend le billet.) Voilà.
ELLE - « A Gilberte, une de mes plus fidèles admiratrices ». Pourquoi vous n'avez pas écrit « fans » comme je vous le demandais ?
LUI - « Admiratrice », ça sonne mieux.
ELLE - Ca fait pas un peu démodé ?
LUI - Ecoutez : je me suis à moitié pété le dos avec votre valise, je me suis fais traiter de charcutier et j'ai signé un autographe sur un billet de seconde classe maculé de gras, alors ça va
bien !
ELLE - C'est le beurre du sandwich qui a débordé !
LUI - Vous n'aviez qu'à l'emballer correctement, voilà tout !
ELLE - O.K !... O.K !... Je ne vous embête plus...
LUI - J'aimerais profiter du voyage maintenant.
ELLE - O.K ! C'est cool.
Silence.
ELLE - Dites...
LUI - Quoi encore ?
ELLE - Vous voyagez en deuxième classe. C'est ça qui me chiffonne.
LUI - Je voyage en seconde pour des raisons personnelles.
ELLE - Vous êtes communiste ?
LUI - Non, pourquoi ?
ELLE - Parce que ça aurait pu être par conviction politique.
LUI - Je voyage ainsi parce que, habituellement, les gens sont plus agréables.
ELLE - Dites plutôt que vous êtes fauché.
LUI - Je traverse une passe difficile, voilà, vous êtes contente ?
ELLE - C'est dingue ! Avec toutes les séries dans lesquelles vous avez tourné !
LUI - C'est vieux tout ça.
ELLE - Et maintenant de quoi vivez-vous ?
LUI - Je suis retourné à mon premier métier : les planches.
ELLE - Vous faites du surf ?
LUI - Non, du théâtre.
ELLE - Excusez-moi, c'est à cause de Biarritz !
LUI - (sortant un flyer.) Tenez !
ELLE - (lisant) « Airbus ! Airbus ! » Qu'est-ce que c'est que ça ?
LUI - Nous n'avons pas obtenu les droits pour « Boeing ! Boeing ! » Alors, on a dû adapter un peu.
ELLE - C'est quoi le thème ?
LUI - Toujours le même : des histoires de cul entre deux portes qui claquent.
ELLE - Et ça vous plaît ?
LUI - C'est mieux que de bosser à l'usine, non ?
Le portable de Betty sonne.
ELLE - Monsieur Pichardeau ? Non, ne vous en faites pas, j'ai l'œil dessus. D'accord, à huit heures, je passe vous prendre à l'aéroport. Oui, un taxi. Bien sûr, Monsieur Pichardeau. Je serai là.
Oui, sans faute. A demain, Monsieur Pichardeau. (Elle raccroche.) C'était Monsieur Pichardeau.
LUI - Vous travaillez dans quoi ?
ELLE - Les cosmétiques. Ma valise est pleine de flacons et de crèmes. C'est pour ça qu'elle pèse autant.
LUI - Et c'est vous qui vous trimballez tout ?
ELLE - Ça coûte moins cher en train.
LUI - Et vous partez un dimanche.
ELLE - Il me rejoint le lundi pour la présentation au client.
LUI - Je vois..
ELLE - Qu'est-ce que vous voyez ?
LUI - Que vous vous faites exploiter.
ELLE - Pas du tout ! Je suis en stage. Si j'étais payée, ça serait différent.
LUI - Parce qu'en plus vous n'êtes pas payée ?
ELLE - Au bout de six mois, si j'ai fait mes preuves, je serais embauchée, c'est le deal.
LUI - Au bout de six mois, il en prendra une autre.
ELLE - Pourquoi vous êtes méchant comme ça ?
LUI - Je ne suis pas méchant, je suis réaliste.
ELLE - Je ne vaux rien, c'est ça ?
LUI - Non, pas du tout, c'est le système.
ELLE - Il est gentil Monsieur Pichardeau.
LUI - Manquerait plus que ça.
ELLE - Il a bien essayé de me sauter une fois, mais il n'a pas insisté.
LUI - Parce qu'en plus...
ELLE - Remarquez, je n'ai rien contre les vieux, je peux même dire que je les trouve plus attentionnés, mais bon, sur le coin de son bureau, ça aurait pu nuire à ma réputation.
LUI - Quel vieux dégoûtant !
ELLE - Il ne me dégoûte pas du tout Monsieur Pichardeau, vous savez, mais je ne voudrais pas qu'on pense que je dois ma carrière à ce genre de trucs.
LUI - Un homme de mon âge...
ELLE - Ah ! Non, il est beaucoup plus vieux que vous ! Avec un homme comme vous...
(A suivre...)